Au village

Le texte que nous présentons n’est pas inconnu. Jacques-Henry Bornecque l’a donné en appendice à son ouvrage Les Années d’apprentissage d’Alphonse Daudet[1]. Nous le publions ici pour en faciliter la consultation et pour préciser le rôle qu’il a joué dans l’oeuvre de Daudet.

« Au village », signé « J. Froissart », a paru dans Le Figaro le 31 décembre 1865. Ce n’était pas la première fois que Daudet utilisait une telle signature dans ce journal. Sous ce pseudonyme de « Jean Froissart », il avait publié une « Chronique rimée » dans les numéros du 17 mai et du 11 juin 1863, ainsi que « Le Petit Chaperon rouge à Paris » dans le numéro du 25 octobre 1863. Il s’agissait là de chroniques parisiennes, en vers ou en prose, nourries de références humoristiques à l’actualité littéraire et journalistique. C’est une orientation tout à fait différente qui est adoptée ici.

En effet, en cette fin de 1865, Daudet accomplit ce que Vincent Clap appelle « une véritable révolution copernicienne[2] ». Il faut entendre par là qu’une inspiration méridionale s’oppose, ou se substitue partiellement, à l’inspiration étroitement parisienne des chroniques que Daudet avait rédigées jusque-là. L’opposition est bien marquée dans la série des Lettres sur Paris et lettres du village écrites pour Le Moniteur universel du soir. L’ensemble se présente comme la correspondance échangée entre Baptistet, venu à Paris et découvrant divers aspects de la vie de la capitale, et le vieux Jan de l’Isle, demeuré au pays. Les deux lettres de Jan de l’Isle donnent à Baptistet des nouvelles du village : l’histoire du meunier Tissot (5 décembre 1865) et les fêtes de Noël (31 décembre 1865). Comme l’écrit Vincent Clap pour définir le point de vue de Daudet dans ces deux lettres, « cette fois c’est son Midi qu’il envisage de raconter aux Parisiens et aux autres lecteurs de France[3] ». Or la même définition vaut pour l’article du Figaro, qui se présente comme la lettre d’un vieil oncle parlant de la mort du paysan Jan Coste, révolutionnaire de village.

L’analogie de sujets n’est pas seule en cause. Ici et là, un même modèle narratif est mis en œuvre, celui de la lettre. Les quelques lignes figurant en tête de « Au village » justifient l’emploi de ce modèle, qui vise à produire une impression de spontanéité : « Mon oncle n’est qu’un paysan, et Dieu merci ! ce n’est pas le style qui l’étouffe ». C’est donc un homme qui écrit comme il parle, avec son ton de familiarité, avec la sincérité de ses émotions. Le caractère oral de l’expression est d’autant plus marqué que le récit accorde une large place à la restitution des propos de Jan Coste. Certaines répliques sont même données en provençal, produisant un effet de dépaysement renforcé par l’absence de traduction ; on peut noter que Daudet multiplie les accents et les trémas, de façon à indiquer la prononciation des mots à ses lecteurs parisiens (quelques erreurs sont peut-être dues aux typographes du Figaro). Il y a donc là une volonté certaine de faire ressortir une spécificité méridionale.

La matière exploitée dans ces textes a été fournie à Daudet par ses séjours en Provence et par les relations amicales qu’il y a nouées. Pour la « lettre du village » du 31 décembre, il s’est inspiré de Mistral : il a utilisé le développement sur les fêtes de Noël figurant dans les notes de Mireille (il s’agit de strophes que Mistral a retranchées du texte de son poème). Dans la « lettre » du 5 décembre, il a repris, en l’infléchissant dans un sens pessimiste, ce qui avait été le sujet d’une pièce, L’Honneur du moulin, sujet conçu à partir de ses souvenirs de Fontvieille. En ce qui concerne « Au village », l’origine en est également à chercher à Fontvieille (la substitution du Languedoc à la Provence effectuée dans les premières lignes ne doit pas faire illusion). En effet, on peut lire dans une de ses lettres à Timoléon Ambroy, qui doit être datée de septembre 1866 :

N’auriez-vous pas quelque joli conte d’amour au village, quelque chose de terrible ou de doux ; je vous dois déjà Jean Coste et quelques autres – vous avez la main heureuse[4].

Les choses sont donc claires : cette silhouette de vieux paysan révolutionnaire sort des récits que Timoléon Ambroy a pu faire à Daudet.

À la différence des textes des années 1866-1869 réunis dans les Lettres de mon moulin, « Au village » se présente comme une suite d’anecdotes retraçant l’histoire d’un individu, avec ses traits saillants, comiques ou inquiétants. Une autre particularité réside dans la dimension politique du récit. La Révolution y est évoquée d’un point de vue conservateur, mais une opposition bien marquée est ménagée entre les républicains de 93, partisans fanatiques du régime de la Terreur, et les républicains de 1848, enthousiastes naïfs et nullement sanguinaires. Daudet n’abordera pas de telles questions dans les Lettres de mon moulin.

Cependant l’histoire de Jan Coste a été appelée à reparaître, mais bien plus tard, dans le texte de la série Histoire de mes livres consacré aux Lettres de mon moulin. Dans ces pages où Daudet insiste sur l’origine vécue de l’inspiration des Lettres de mon moulin, c’est au cours d’une veillée dans la cuisine de Montauban qu’il prétend avoir entendu parler de Jan Coste. Le rôle de narrateur est attribué à un personnage pittoresque, « un petit bossu surnommé Lou Roudeiroù (le Rôdeur), une sorte de farfadet, d’espion de village[5] ». Quelques répliques figurant dans « Au village » sont reprises presque littéralement, mais Daudet introduit un nouvel effet avec les dernières paroles de Jan Coste, « parlant français une fois dans sa vie », alors que dans le texte original l’apostrophe au prêtre était en provençal. En tout cas, si la part de la fiction dans ce retour sur le sujet de « Au village » est indéniable, c’est à juste titre que Daudet tire de l’oubli des éléments du récit de 1865 pour leur conférer un rôle dans la préhistoire des Lettres de mon moulin.

Roger Ripoll

[1] Jacques-Henry Bornecque, Les Années d’apprentissage d’Alphonse Daudet, Paris, Nizet, 1951, p.525-527.

[2] Vincent Clap, Trente ans de Daudet (1840-1870) ou une drôle de lutte pour la vie, Villeneuve-les-Avignon, La Falaise, 2013, p. 292.

[3] Vincent Clap, op. cit., p. 296.

[4] Lucien Daudet, Lettres familiales d’Alphonse Daudet, Paris, Plon, 1944, p. 18. Lucien Daudet a daté par erreur cette lettre de 1865.

[5] Alphonse Daudet, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 408.